La science, la cité

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Mot-clé : culture scientifique

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Lecture automnale : "Les arpenteurs du monde" de Daniel Kehlmann

Ce qui est bien avec cet ouvrage paru en 2005 et traduit en français en 2007, c'est qu'il a eu un succès fou (vendu à plus d'un million d'exemplaires et traduit dans une quarantaine de pays). Je ne suis donc pas le premier à vous en parler, et vous découvrirez chez David que l'auteur ne s'explique pas ce succès : "Mon livre est comme quelque chose de sérieux qui serait devenu fou", s'amuse l'auteur, d'à peine trente ans. Gerd Voswinkel, qui a détecté très tôt le talent de Kehlmann en lui décernant le prix Candide, ose une explication pour ce phénoménal succès : "l'Allemagne reprend peut être confiance en elle". Avec Benjamin, vous apprendrez tout des deux protagonistes, Carl Friedrich Gauss (1777-1855) (un des plus grands mathématiciens de tous les temps) et Alexander von Humboldt (1769-1859) (un grand explorateur ayant fait de nombreuses découvertes en Amérique du sud), mis en scène dans une fiction largement inspirée de la réalité. Enfin, vous saurez grâce à JLK que sous un ton débonnaire se cache une satire qui montre les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières.

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En alternant les chapitres consacrés à Gauss et ceux consacrés à Humboldt, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science : l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss (JLK encore). On a donc droit autant à des descriptions du monde des Lumières que du processus scientifique, des liens avec le pouvoir, et de la personnalité de ces "doux foldingues".

Au-delà de l'évident plaisir de lecture, grâce au style érudit et drôle de Daniel Kehlmann, j'ai aimé les portraits sans concession de la science telle qu'elle se fait. Humboldt qui occulte son compagnon d'expédition Bonpland et feint de s'en offusquer ; le même Humboldt qui affirme sans sourciller que les hommes ne volent pas, que même s'il le voyait il ne le croirait pas, et que c'est exactement ainsi que fonctionne la science ; j'en passe et des meilleurs. On dit souvent que les vies trépidantes de ces héros (parfois tragiques) font les plus belles histoires. Mais pas seulement car ce "roman historique" est hallucinant de justesse et de clairvoyance sur notre monde contemporain. Et c'est sans doute là que se cache la force de cet excellent livre (vous l'aurez compris !).

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Manifeste pour une médiation scientifique auto-critique, responsable et émancipatrice

J'y faisais allusion dans mon dernier billet, il vient de sortir : le manifeste Révoluscience pour une médiation scientifique auto-critique, responsable et émancipatrice.

Retour sur la genèse

Révoluscience, c'est un collectif qui s'est saisi de la question de la médiation scientifique à l'occasion du colloque Pari d'avenir en 2008 (souvenez-vous...). L'idée était d'échanger autour des objectifs et des pratiques de la culture scientifique, avec des participants les plus hétérogènes possibles (chercheurs, médiateurs, étudiants, institutionnels). Le programme du colloque est d'ailleurs toujours en ligne... Après coup, voici ce que j'écrivais sur cette réflexion/rencontre inédite :

La chose qui m'a le plus frappé, c'est à quel point les présupposés même du débat ne sont pas forcément partagés. Valoriser la culture scientifique ? Oui, tout le monde est d'accord. Mais renégocier ce que cela signifie ? Pas facile. En particulier, certaines personnes sont ancrées dans des pratiques depuis plusieurs années, ou sont des scientifiques elles-même, et ont donc du mal à envisager les choses sous un angle nouveau. C'était bien là, pourtant, l'enjeu du colloque : produire suffisamment de réflexion pour donner matière à un manifeste à venir "pour une révision des objectifs et des pratiques de la culture scientifique". Avec une difficulté supplémentaire qui est que finalement, la diversité est un facteur crucial. Faut-il vraiment vouloir limiter le partage de la culture scientifique à un ou deux objectifs prioritaires et à un ou deux types de pratiques bien identifiés ? Difficile de répondre... Néanmoins, il était salutaire de se poser ces questions.

Le manifeste...

...sera dévoilé par morceaux, tous les lundis jusqu'au 9 août. Je proposerai probablement ma sélection de "morceaux choisis" une fois la publication complète. En attendant, vous pouvez déjà consulter le chapitre sur les objectifs et pratiques de la médiation scientifique. Viendront ensuite :

  • Rapport aux publics
  • Quelle science ?
  • Nature et progrès
  • Réflexivité et responsabilité

Et maintenant ?

J'espère d'abord que ce manifeste attirera l'attention et sera au moins lu, voire discuté. Une déclinaison du manifeste est d'ailleurs disponible sous Commentpress afin que chaque paragraphe puisse être discuté et amendé collectivement. Il pourra servir à fédérer une communauté, à proposer une boîte à outils pour inciter à penser la science… et pour la communiquer, et enfin renouveler les pratiques. Cette action a surtout été pensée pour contribuer à changer des choses sur le terrain et à dépasser certaines habitudes de médiation issues de la "tradition", et probablement jamais remises en question. On verra si ces objectifs sont remplis ! Accessoirement, il est prévu également un ouvrage aux Éditions du Cavalier Bleu (Idées reçues sur la science), à paraître début 2011, qui a été rédigé de manière concomitante à ce travail de réflexion.

MàJ 14/07 : un atelier sera organisé du 21 au 24 juillet, dans le cadre du festival Paris-Montagne, pour discuter le manifeste. N'hésitez pas à y participer !

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Petite mythologie du traitement d'image

Les disciplines scientifiques ont souvent leurs petites histoires, leurs anecdotes qui les rendent banalement humaines tout en leur apportant une dose de mythologie. Les physiciens des particules savent par exemple que le nom "quark" fut tiré de Finnegan's Wake de James Joyce ; les astrophysiciens se souviennent que le terme "big bang" fut inventé par Fred Hoyle d'abord pour s'en moquer, avant d'être définitivement adopté par la communauté ; mais peu d'informaticiens savent d'où provient cette image :

Attendez… quel est le rapport avec l'informatique ? Cette photo de visage féminin est utilisée depuis 1973 pour évaluer le résultat d'un algorithme de traitement d'image, qu'il s'agisse de compression, réduction du bruit… Elle s'y prête bien : la photo regorge de détails capables de mettre à l'épreuve le meilleur des algorithmes et contient aussi bien des aplats que des textures et des ombres. Mais quand Alexander Sawchuk, fatigué d'utiliser les images standard de test qui remontaient au début des années 1960, chercha un portrait sur papier brillant pour dépanner un collègue qui devait soumettre un papier à un colloque, il ne se doutait pas qu'il ferait l'histoire. Et pas de n'importe quelle façon : une personne entra alors au laboratoire avec un numéro récent de Playboy, dont l'encart central mettant en scène la délicieuse Lena Soderberg (agée de 21 ans). La photo était toute trouvée, il ne restait plus qu'à la scanner en coupant aux épaules. La photo dans son entier est on ne peut plus suggestive (attention, nudité).

Cette "Lenna", comme on surnomme la photo aujourd'hui, n'est pas arrivée par hasard dans les ordinateurs des chercheurs : c'est un monde essentiellement masculin qui préfère travailler sur un joli minois que sur une photo quelconque. Mais de là à utiliser la photo d'une pin up (également sous droit d'auteur, ce qui pose d'autres problèmes sur lesquels le magazine Playboy est passé de façon magnanime), on n'est pas très loin du monde des chauffeurs routiers…

Et apparemment ce n'est pas prêt de s'arrêter : les chercheurs se sont plains au fil du temps qu'il leur manquait des informations précises sur la numérisation originale de la photo pour pouvoir travailler efficacement. Jeff Seideman, président à Boston de la section locale de la Society for Imaging Science and Technology, prévoyait apparemment de re-scanner l'image en collaboration avec les archivistes de Playboy et en faire l'image de référence du XXIe siècle pour comparer les techniques de compression !

Notons aussi que l'année suivante, en 1974, un informaticien décidait pour la première fois de faire afficher "hello world" à son programme, ouvrant ainsi une tradition qui se perpétue encore aujourd'hui ! Ces années-là se construisit donc la mythologie qui fonde l'informatique aujourd'hui…

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Lecture hivernale : "Comment faire taire les grenouilles" de Christophe Recoura

L'an dernier à cette époque, je lisais un livre à mi-chemin entre le compte-rendu naturaliste et les miscellanées populaires. J'ai décidé d'approfondir cette veine avec Comment faire taire les grenouilles, un ouvrage courageux de Christophe Recoura paru aux petites éditions FYP. Pourquoi courageux ? Parce que republier des extraits d'encyclopédies naturalistes, illustré d'images rares servies par une belle photogravure et un beau papier, semble promis à un échec à la fois financier et intellectuel. Qu'est-ce que de vieux grimoires ont à nous apprendre sur les animaux aujourd'hui ?!

Ouvrir ce livre, c'est donc embarquer pour un voyage au pays des cabinets de curiosité, où connaissances savantes et contes populaires se mélangent allègrement. Christophe Recoura puise autant chez Albert le Grand (l'alchimiste) que Pline l'ancien (celui qui mourut près de Pompéi, en allant étudier l'éruption du Vésuve), mais aussi l'abbé Spallanzani (qui mit des culottes aux grenouilles) et Quatremère d'Isjnoval (qui fit d'excellentes prédictions météo en regardant les araignées tisser leur toile). Ces étranges savants sont aussi importants que les textes que Ch. Recoura a compilé pour nous, puisque comprendre les auteurs permet de comprendre les auteurs (et réciproquement) : nous sommes dans un monde où la connaissance n'est pas désincarnée mais se raconte.

Nous avons donc là un pot pourri de petites histoires, qui montre que le savoir a eu ses limites et qu'il en a toujours autant. L'auteur lui-même se trompe au moins une fois sur l'ornithorynque, quand il raconte que Wilhelm Haacke et William Caldwell ont découvert simultanément en août 1884 que l'ornithorynque pondait des œufs (comme on le lit un peu partout). En fait, Haacke (directeur du musée d'Adélaïde) avait découvert le premier œuf d'échidné. Comme il le raconte lui-même :

On the 3rd of August, 1884, a number of living specimens of Echidna hystrix were brought to Adelaide from Kangaroo Island, where they had been captured some days previously. I was unable to procure more of them than two, a male and a female, as the others had been disposed of before I heard of them. But those two afforded me the good fortune of making a discovery that, in our days, perhaps no naturalist would have expected to make. I found an egg in the mammary pouch of the female, and was thus enabled to prove that Echidna is really an oviparous mammal. This discovery was made on the 25th of August; it was announced, and the egg was exhibited at the meeting of the Royal Society of South Australia on the 2nd of September; the scientific society referred to being the first one on record, the members of which had an opportunity of examining an egg laid by one of the Monotremata.

Si l'époque des articles scientifiques qui se lisent comme des romans et des premières scientifique et naturalistes vous fascine (on montrait pour la première fois que les monotrèmes, des mammifères dont font partie l'échidné et l'ornithorynque, pondent des œufs : rendez-vous compte !), ce livre est fait pour vous. Vous saurez l'histoire de la découverte du magnétisme animal, du rhinocéros et du corail qui n'était pas une plante mais un animal… Et entre découvertes et pseudo-découvertes, votre esprit critique sera soumis à dure épreuve !

Nota bene : mon exemplaire m'a été offert par les éditions FYP lors du BookCampParis2 à la Cantine et je les en remercie.

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Enseigner des controverses

J'ai déjà parlé sur ce blog des façons de montrer la "science chaude" en classe et de son intérêt pour l'éducation à la citoyenneté, afin d'apprendre à nos têtes blondes non seulement quelle est l'équation fondamentale de la dynamique mais aussi ce qu'est un expert, comment la science fonctionne (je veux dire réellement), comment confronter les discours pour se faire un avis etc. L'étude des controverses socio-techniques ou questions socialement vives (OGM, virus A/H1N1, réchauffement climatique…) permet d'entrer dans ces questionnements complexes et assez nouveaux pour l'école.

Forcément, c'est un vaste sujet et je n'ai fait que l'effleurer — par curiosité intellectuelle ici, à titre professionnel lors d'un festival de science. J'ai donc été content d'apprendre qu'une chercheuse en didactique de l'ENS Cachan, Virginie Albe, avait publié un livre aux Presses universitaires de Rennes sur cette seule question. J'en ai profité pour le lire et mon compte-rendu détaillé est à voir chez les voisins de Liens socio !

J'en profite également pour signaler que Marine Soichot, doctorante au Muséum national d'histoire naturelle, est passée il y a quelques jours dans l'émission "Recherche en cours" pour parler du blog Pris(m)e de tête et qu'elle a raconté avec talent son travail sur la représentation des controverses (en l'occurrence le réchauffement climatique) au musée. Je vous conseille chaudement de l'écouter !

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